La chronique du mois d’Août
L’imprévisible peut-il être prévu ?
C’est l’histoire d’une dinde qui va fêter Thanksgiving. Étonnant, n’est-ce pas ? Qu’elle est sotte, me direz-vous ! Et pourtant, elle semble heureuse. Toute l’année, ses éleveurs la nourrissent avec excès et attention. Elle est confiante, prend du poids, vit au grand air, se sent aimée et se dit sans doute que la vie est belle. La dinde regarde sa vie passée et projette donc son futur. Puis vient l’heure de la fête. La grosse dinde se voit déjà à ce repas copieux. Toute heureuse d’être conviée, elle voit son éleveur s’approcher. La malheureuse n’a plus qu’un instant pour comprendre : L’objet de la fête, c’est elle, et elle s’est bien fait prendre.
Cette histoire terrible est évoquée par Nicholas Nassim Taleb dans son ouvrage « le cygne noir : La puissance de l’imprévisible » paru il y a 11 ans, en reprenant l’exemple de Bertrand Russel. Cette théorie initialement appliquée à l’incertitude des marchés financiers prend sa source dans l’étroitesse des systèmes de pensées. En somme, une conclusion d’une réflexion peut être réfutée dès lors qu’un postulat de pensée préexiste. La dinde prend l’air, mange bien, vieillit. Ce bien-être lui suffit pour conclure, à la hâte, que son destin restera merveilleux. Que pourrait-il bien lui arriver ?
La théorie prend son nom de « cygne noir » de la découverte en 1967, par des Européens, des cygnes noirs australiens. Jusqu’alors, nous ne connaissions pas l’existence de cette couleur pour cet animal. Ces espèces d’Anatidae étaient blanches, du lac de Genève au Forth d’Ecosse. Personne ne s’imaginait qu’un cygne d’une autre couleur existait : L’observation, pendant des années, des cygnes blancs sur un territoire délimité avait suffit à poser un postulat qui devenait vrai et incontestable dans toutes les consciences : Les cygnes étaient blancs. Cette conclusion pleine de certitude et totalement erronée a volé en éclat dès lors que les cygnes noirs furent découverts.
Internet, l’ordinateur et la crise financière de 2008 sont des cygnes noirs. Une fois survenu, ces événements qui étaient inenvisageables dans la construction de la pensée collective apparaissent ensuite comme des évidences. Nicholas Taleb définit le cygne noir comme étant une surprise, ayant des conséquences majeures et dont, une fois l’événement survenu, semblait si prévisible tant l’enchainement des événements s’était déroulé aux yeux de tous.
Et là, peut-être pensez-vous à la Covid-19 ? Taleb a récemment réfuté l’idée que l’épidémie était un cygne noir. Pour lui, le volatile était bel et bien blanc depuis longtemps. Il appuie son argumentation que le cygne noir dépend du point de vue de l’observateur. D’après l’auteur, tout le monde savait, que tôt ou tard, une épidémie mondiale pouvait se déclencher. L’impréparation d’un grand nombre de nations à conduit les pays à « être surpris », malgré que les rapports et recommandations des épidémiologistes et des autorités de santé faisaient état de ce risque et de la préparation nécessaire pour l’affronter depuis bien des années.
Cela pose une question encore plus large : Sommes-nous susceptibles d’être une « dinde » ? Eh bien, oui. Comme le dit Taleb, les individus qui observent le passé se rassurent à tort sur l’avenir et notre système de pensée, de croyances et de certitudes rassurantes rendent myopes les observateurs les moins avertis. Les cygnes noirs peuvent survenir en famille, en entreprise, en société, dès lors que votre pensée vous amène à des conclusions hâtives.
Cela peut nous amener à quelques réflexions : Pourrons-nous appeler un cygne noir le prochain krach boursier, quand on observe des valeurs se hisser à des niveaux record alors que nous ne sommes pas sortis de cette crise sanitaire ? Ou encore, pouvons-nous d’ores et déjà feindre la surprise quand, de 12h à 18h, avec 50° C à l’ombre, nous serons interdits de sorties extérieures par risque de mise en danger de notre vie ?
Tout dépend de votre point d’observation. Restez prudent et évitez à tout prix de devenir la dinde !